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Art monochrome : pourquoi les artistes l'aiment tant ?
Inspirez-vous 07 Mar 2022

Art monochrome : pourquoi les artistes l'aiment tant ?

Œuvre monochrome de Gilbert Pauli
Gilbert Pauli, Les drapeaux de la paix n°23, 2004 © Artsper

L’art monochrome semble être tout ce qu’il y a de plus simple pour certains. Pourtant l’omnipotence de la couleur, dans ce qu’elle a de plus humble, de plus pur, transcende la vision du spectateur. Le genre ne laisse pas de place à la figuration tandis que ses représentations contemporaines questionnent la spécificité de l’art. Les artistes créant de l’art monochrome jouissent d’une liberté totale quant à leur approche et leur technique. Aujourd’hui, Artsper vous invite à plonger dans un océan de couleurs, à la découverte de l’art monochrome…

L’abstraction absolue comme point de départ de l’art monochrome

Photographie d'Yves Klein, maître de l'art monochrome
Photographie d’Yves Klein prise par Charles Paul Wilp

L’art moderne du début du 20ème siècle est marqué par l’avènement de l’abstraction. Sa dimension internationale est encouragée par les travaux d’artistes novateurs aux visions uniques. L’abstraction, c’est un langage visuel libéré de toute représentation définie. 

Premièrement, qu’en est-il de l’étymologie du terme monochrome ? Il nous vient du grec mono, signifiant « seul » et chroma, signifiant « couleur ». Alors qu’à l’origine, l’art monochrome comprend les œuvres en camaïeu, il s’en tient aujourd’hui aux œuvres d’une seule couleur. On doit sûrement cette avancée à Yves Klein, pour qui le monochrome était une vocation. La portée de son bleu Klein, ou IKB, rapidement érigé au rang de teinte iconique de l’art moderne, contribue à populariser une pratique qui s’est transformée en genre pictural, au même titre que le portrait, le paysage ou la nature morte.  

Peinture impressionniste de Monet
Claude Monet, Effet de neige à Giverny, 1893 © Stafford Collection

Mais le monochrome contemporain est préfiguré par d’autres recherches, peut-être moins évidentes du point de vue du spectateur non initié. Le groupe des impressionnistes fixe toute son attention sur le travail de la lumière et sur ses effets sur la couleur. Des tableaux tels que le fameux Effet de neige à Giverny (1893) questionnent la ligne parfois très fine entre figuration et abstraction, sans jamais la franchir. En effet, l’huile sur toile de Claude Monet s’habille d’une teinte unique, ce blanc bleuté typique d’une journée enneigée en Normandie… L’œuvre est magnifiée par des coups de pinceaux presque palpables, créant ces plaques de couleurs que l’on ne peut qu’envier aux impressionnistes

Les origines du genre, avec Malevitch et le suprématisme 

Œuvre monochrome de Kasimir Malevitch
Kasimir Malevitch, Carré noir sur fond blanc, 1915 © Galerie Tretiakov

Comment parler de l’art monochrome sans parler du suprématisme et de son initiateur, Kasimir Malevitch ? Peintre, dessinateur, sculpteur et théoricien, Malevitch semble être un pionnier de l’art abstrait et, à en voir sa pratique, de l’art monochrome. Laissez-nous vous expliquer… En 1915, l’artiste dévoile une toile à l’allure modeste, intitulée Carré noir sur fond blanc. Cette œuvre, véritable emblème d’une nouvelle ère, incarne à la perfection le suprématisme russe du début du 20ème siècle. La théorie suprématiste dérive du récent élan cubo-futuriste de Malevitch, pour qui les couleurs primaires, les formes géométriques et la dynamique sont les ingrédients d’une recette géniale. Alors, la bidimensionnalité de la toile en tant que médium est assumée et même, célébrée. 

Carré blanc sur fond blanc, premier monochrome
Kasimir Malevitch, Carré blanc sur fond blanc, 1918 © MoMA

Ce n’est qu’avec Carré blanc sur fond blanc (1918) que Malevitch s’engouffre définitivement dans le monde de la non-représentation, où le néant n’est plus effrayant, mais bien saisissant. Il connaît alors la couleur pure juxtaposée à la forme pure. Symboliquement, l’artiste ouvre les portes de ce monde aux possibilités infinies à une flopée de contemporains, qui trouveront, eux aussi, quelque chose de magique au degré zéro de la peinture. L’art monochrome fait oublier la matière, les symboles et le temps, à qui il préfère la sensation de l’artiste, qui dérange parfois et émerveille souvent. 

Le postulat de l’art monochrome

Peinture lacérée de Lucio Fontana
Lucio Fontana, Concetto Spaziale, Attese, 1968 © Galerie civique d’art moderne et contemporain de Turin

Il serait difficile de définir une raison précise et universelle qui motiverait les artistes à créer de l’art monochrome. Chaque époque, chaque pays renferme ses propres mystères, conflits et autres spécificités… Cependant, l’art monochrome surprend. Il attise la curiosité du spectateur, en réponse à un langage ésotérique parfois hors de sa compréhension, bien qu’il laisse libre cours à l’imagination. C’est là que réside toute la particularité du genre. Vous est-il déjà arrivé, en visitant une exposition, de tomber sur une œuvre monochrome aux apparences simplistes et de vous demander ce qu’elle a de si spécial ? Pour beaucoup, l’abstraction totale dérange car elle renvoie au néant. Elle appelle parfois à l’analyse de soi, à des questionnements plus profonds. Que vois-je ? Que ne vois-je pas ? Pour arriver parfois à un : Qui suis-je ?

L'un des premiers monochromes de l'histoire de l'art occidentale
Alphonse Allais, Des souteneurs dans la force de l’âge et le ventre dans l’herbe boivent de l’absinthe, entre 1882 et 1890 © Galerie Johann Naldi

La dimension de l’art monochrome peut effrayer. Avec la peur vient le rejet, mais l’humour a le pouvoir de panser les plaies… L’histoire de l’art en fait le constat ! Retournons un peu en arrière… Paris, 1882, un groupe d’artistes produit les premiers monochromes pour railler les impressionnistes, trop académiques, trop sérieux, trop… artistes. Les Incohérents souhaitent amuser les Français avec leurs parodies. A la tête du groupe, Jules Lévy, satiriste connaissant un grand succès à l’époque. Les Incohérents ont usé de tout ce qui était à leur portée pour moquer la bourgeoisie et ont, sans le savoir, bâti les fondements de deux mouvements majeurs du 20ème siècle : l’abstraction et le surréalisme… En 1882, Paul Bilhaud présente un premier monochrome noir. L’idée séduit Alphonse Allais, qui produit jusqu’en 1890 une série de sept monochromes drôlement fascinants.

L’art monochrome : une multitude d’interprétations !

Triptyque iconique par Alexandre Rodtchenko
Alexandre Rodtchenko, Rouge pur, Jaune pur, Bleu pur, 1921 © Collection privée

L’art monochrome ne présente aucune limite et permet toutes les expérimentations en termes de textures, de surfaces, d’effets… Pour Alexandre Rodtchenko, maître du constructivisme russe, il permet de ramener la peinture à son état d’origine, la matière. Il vise à la démystifier, à éparpiller ses clés de compréhension, notamment avec ses trois tableaux carrés intitulés Rouge pur, Jaune pur, Bleu pur (1921) en référence aux trois couleurs primaires. Il qualifie cette pièce culte de « dernier tableau possible ».  


Władysław Strzemiński théorise l’unisme, qui vise à éliminer toute valeur non plastique et à ne faire qu’un avec la couleur, la surface et la matière. Son art rejette toute justification. Pierre Soulages, de son côté, transmute le noir avec ses « Outrenoirs » qui n’ont pas de titre et qui se définissent avant tout par leur matérialité. Lucio Fontana, lui, entaille ses toiles dans des peintures monochromes qui avoisinent la sculpture et rappellent l’importance du geste. Enfin, Pier Paolo Calzolari, figure emblématique de l’Arte Povera, assemble des planches de bois brulées de telle sorte à composer un monochrome, intitulé Bois noir

L’importance de la perception du spectateur

Shaped Canvas by Ellsworth Kelly
Ellsworth Kelly, Orange Relief with Green, 1991 © Tate Modern

Robert Rauschenberg et Ad Reinhardt s’inscrivent dans les années 1950 comme des précurseurs du minimalisme et de l’art conceptuel. Leurs énormes toiles agissent comme des écrans qui invitent le spectateur à questionner sa propre existence. Cette interprétation de l’art monochrome souligne que c’est dans le vide que l’on trouve l’immensité de l’âme… 


Chez Ellsworth Kelly, la figure fait disparaître la forme et la forme est couleur. Ce qui importe est le recul du regardeur, c’est-à-dire son activité dans sa perception du monde. C’est de ces observations que naissent ses « tableaux-objets » ou shaped canvas, qui redéfinissent le rapport entre le spectateur et l’espace environnant.
Enfin, en 2015, le monochrome Bridge (1980) de Robert Ryman s’est vendu pour 20.6 millions de dollars chez Christie’s, ce qui a suscité une vive émotion dans le monde de l’art !

Évidemment, l’art monochrome ne divise pas que le public. Les artistes aussi le rejettent et l’évitent même parfois. Certains le frôlent cependant, à la recherche du sublime et de la simplicité, sans jamais se résoudre à l’assumer complètement.

Le Dansaekhwa coréen, ou l’art monochrome méditatif

Peinture monochrome de Lee Ufan
Lee Ufan, From Line, 1978 © Tate Modern

La peinture monochrome coréenne « Dansaekhwa » se développe dans les années 1970. On dit qu’elle s’est construite en réaction directe à la crise politique et sociale qui a suivi la guerre de Corée. La dimension moderne et anti-structurelle du Dansaekhwa s’oppose au style plus classique des peintures jusqu’alors majoritaires en Asie de l’Est. Alors, les peintres abstraits se mettent à expérimenter davantage, à déchirer la matière, à tremper la toile, à répéter leurs traits. À l’époque, cette pratique artistique permet d’échapper à l’autorité politique et aux restrictions protéiformes. Le groupe compte parmi ces représentants les maîtres coréens Yoo Youngkuk, Kim Whanki, Lee Ufan, Chung Sang-hwa, Park Seo-Bo et bien d’autres…

La dynamique entre le spectateur et l’œuvre est au centre de la philosophie du Dansaekhwa. Les artistes coréens utilisent des techniques et des matériaux divers pour faire de leur art une expérience sensorielle transcendante et, surtout, méditative. Les matériaux se réveillent sous le regard du spectateur et l’œuvre n’est pas complète sans ce dernier. De cette dynamique sensible naît une véritable dichotomie sujet-objet. 

L’art coréen du Dansaekhwa dans le marché global

Art monochrome par Park Seo-Bo
Park Seo-Bo, Ecriture No.110830, 2011 © Galerie Perrotin

Le Dansaekhwa s’est développé en parallèle des tendances de l’art occidental, sans pour autant les ignorer. Le style s’est construit en trois temps : les années 1950, avec l’expressionnisme, les années 1960, avec le minimalisme, l’abstraction et Arte Povera et enfin les années 1970, avec le Dansaekhwa tel qu’on le connaît aujourd’hui. En nourrissant cette dimension internationale tout en restant fidèle à ses racines coréennes, le Dansaekhwa a réussi le pari d’attirer les collectionneurs du monde entier. Cet art monochrome est rapidement devenu la vitrine de l’art coréen à l’international. Selon Noh Sang-Kyoon, l’art abstrait coréen du Dansaekhwa peut être lu comme une ode à la nature et à l’univers. Il se distingue en ce sens de la vision plus formelle de la vie que l’on se fait en Occident.

Ce tour d’horizon des différentes interprétations de l’art monochrome vous aura, nous l’espérons, permis de constater la complexité de ce style qui divise tant… En 1955 à Paris, le Salon des réalités nouvelles refuse d’exposer un monochrome orange d’Yves Klein. La raison ? « Une seule couleur unie, non, non, vraiment, ce n’est pas assez, c’est impossible ». Quel chemin a été fait depuis ! Pour en savoir plus sur le sujet, explorez notre sélection d’œuvres monochromes sur Artsper.

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