
Les oeuvres célèbres, patrimoine collectif?
La reprise d’œuvres de grands maîtres par des artistes contemporains est une pratique constante et incontournable dans l’histoire de la création, notamment, pour les œuvres entrées dans le domaine public. Nombreux sont les exemples de réappropriation, pour certains sur plusieurs siècles. Les plus grands peintres eux-mêmes se sont inspirés d’œuvres préexistantes, que ce soit dans un esprit de désacralisation ou pour leur rendre hommage : ainsi lorsque Edouard Manet peint « Le Déjeuner sur l’herbe » il s’agit d’une interprétation du « Concert Champêtre » de Titien (1509), longtemps attribuée à Giorgione. Et, à son tour, le tableau de Manet sera de nombreuses fois détourné par d’autres peintres célèbres tels que Monet, Picasso, Jacquet.
Titien, Concert champêtre, Paris, Musée du Louvre, 1508-1509, huile sur toile, 110 x 138 cm
Edouard Manet, Le Déjeuner sur l’herbe, 1863. Huile sur toile, H: 208, L: 264,5 cm
Picasso, 1960, Le Déjeuner sur l’Herbe, d’après Manet
Aujourd’hui, le détournement est sorti des ateliers, et est présent jusque dans la publicité très friande de références et d’une caution artistiques. Après le cinéma et surtout la photographie qui a permis de recontextualiser une œuvre de référence dans le présent, nous sommes à l’ère de l’appropriation numérique. La théorie de l’unicité de l’art est mise à mal ; nous sommes au contraire, à l’ère de la reproduction et de la représentation en masse, qui laisse la place tant à l’expression de nombreux talents qu’à de nombreuses dérives peu estimables (détournement d’œuvres à des fins de politiques sectaires).
S’agit-il d’un besoin d’inspiration, de revendiquer inconsciemment une caution du passé, ou au contraire d’un perpétuel renouveau? Dans la plupart des hypothèses l’élément ainsi détourné, ou devrions nous plutôt dire : réinterprété, produira une œuvre nouvelle.
Situationnisme, Appropriationnisme, prise de position critique, hommage, pastiche, liberté d’expression, liberté artistique, remake, mashup, remix, détournement, sous quelque appellation que ce soit, ce phénomène touche en réalité non seulement les oeuvres dites d’art pur, mais encore tout type d’oeuvre telles que des personnages de dessins animés, de BD, …..même celles non tombées dans le domaine public. Les plus reprises étant: la Joconde, la Cène, la Tentation de Saint-Antoine, etc ; mais aussi, même si cela peut faire figure de grand écart, le personnage de Tintin, qui a fait couler beaucoup d’encre et fortement accaparer les magistrats.
A tel point que certains ayants-droit mettent en œuvre nombre de moyens pour retarder la date fatidique de l’entrée d’une œuvre dans le domaine public (durée de protection d’une œuvre : 70 ans après le décès de l’auteur) et par là même qu’elle ne devienne un bien du patrimoine culturel collectif.
Les exemples sont plus fréquents que l’on ne croit notamment dans le domaine littéraire et du cinéma d’animation.
Un des exemples les plus caricaturaux est sans doute celui de Peter Pan créé en 1904, initialement sous forme d’une pièce de théâtre, suivi d’un roman publié en 1911, écrit par l’auteur écossais J.M.Barrie. Celui-ci étant décédé en 1937, l’œuvre aurait dû entrer dans le domaine public initialement en 1987 (la durée de protection étant alors de 50 années à compter du décès de l’auteur). Mais grâce à l’intervention de l’ancien premier ministre britannique Lord Callaghan, un amendement du Copyright, Designs and Patents Act fut voté en 1988, instaurant un droit perpétuel sur « Peter Pan », au profit d’un l’hôpital pour enfants tant que ce dernier existera (!).
Cependant, et c’est justement tout le paradoxe de cette situation, ce droit « perpétuel », qui est en réalité un droit à percevoir des royalties, ne s’applique qu’en Angleterre. Ainsi, du point de vue International, Peter Pan est entré dans le domaine public en 2008, mais en raison d’un mode de transposition de la directive européenne sur l’extension de la durée des droits, il ne sera qu’en 2017 en Espagne et en raison du « Copyright Term Extension Act » dite « Mickey Mouse Act », obtenu sous la pression de Walt Disney, prolongeant la durée du copyright de 70 à 95 ans pour les droits détenus par un personne morale, il ne le sera qu’en 2032 aux Etats Unis.
Ainsi, les adaptations, les réinterprétations sont sujettes à de nombreuses controverses opposant ayants-droit de l’auteur de l’œuvre d’origine, lobbys ou biens pensants et les fervents défenseurs de la liberté artistique et de la liberté d’expression, sujets qui nous sont chers. Sujets d’autant plus d’actualité qu’il a été récemment envisagé (2013: rapport Lescure) de modifier dans la loi sur la protection par la propriété intellectuelle (projet de réforme qui devait intervenir en 2014) ce que l’on nomme le droit de citation et de l’étendre aux œuvres graphiques. Cette proposition qui, sans pour autant en balayer tous les aspects, tels que notamment les incidences commerciales des œuvres ainsi réinterprétées, avait au moins le mérite de prendre en compte l’évolution des usages, semble pour l’instant rester enfermée dans un tiroir. Affaire à suivre donc.

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