Artistes abstraits noirs : une reconnaissance tardive et nécessaire sur le marché de l'art

Chez Artsper, nous nous engageons pour rendre le monde de l’art plus accessible. Nous faisons le maximum pour enfin permettre une juste représentation de ses différents acteurs. C’est pourquoi, nous essayons d’analyser toutes les facettes du paysage artistique, même celles souvent laissées dans l’ombre. Ensemble, examinons la reconnaissance tardive et pourtant nécessaire des artistes abstraits noirs dans le marché de l’art.

Des acteurs essentiels mais oubliés par le monde de l’art

Rothko, De Kooning, Pollock, Kline… Et la liste est encore longue. Ces grands noms sont partout, connus de tous, immanquables. Leurs œuvres d’art sont accrochées aux murs des plus célèbres musées du monde. Leurs biographies et leurs approches artistiques ont été analysées et théorisées dans le détail. Des historiens de l’art ont d’ailleurs passé leur carrière à les étudier. 

Et cette postérité n’est pas sans poser des questions. Pendant la majeure partie du 20ème siècle et une bonne partie du 21ème, la perception de l’art abstrait dans le monde a été présentée à travers une perspective blanche, occidentale et masculine. Ce regard a agi à la manière d’un filtre. Il a laissé sur la touche de nombreux artistes abstraits noirs influents et leur héritage. Bien sûr, cela n’enlève rien au mérite ni au talent des artistes qui sont célébrés depuis des années. Il s’agit plutôt d’ouvrir une réflexion sur les raisons pour lesquelles certains artistes ont été loués, alors que de nombreux artistes abstraits noirs, eux, ont été tout simplement oubliés.

Retour sur la naissance de l’expressionnisme abstrait

Tout au long de l’histoire de l’art, des mouvements artistiques ont vu le jour puis disparu. D’ailleurs, la naissance d’un nouveau mouvement est généralement une contre-réaction. Ainsi, comme bon nombre de leurs prédécesseurs à leur époque, les artistes abstraits des années 1940 se sont volontairement éloignés des conventions en vogue. C’est une remise en question, tant au niveau des sujets que des techniques. Ils ont abandonné les représentations figuratives pour se consacrer à des œuvres à grande échelle. Ces toiles leur servaient alors de support pour exprimer leur psyché individuelle. Ils ont mis l’accent sur l’improvisation et la spontanéité. Ainsi, ils ont fait du processus de création de l’œuvre son aspect le plus important.

C’est le début de l’expressionnisme abstrait, une période passionnante qui prend racine aux États-Unis. Dans les décennies suivantes, certains artistes blancs ont gagné en importance. Ils se sont imposés comme les figures de proue de ce mouvement artistique naissant. A postériori, l’histoire de l’expressionnisme abstrait a supprimé la présence d’artistes abstraits noirs, dont la reconnaissance aura lieu bien plus tardivement.

La difficile position des artistes noirs abstraits

La période de lutte américaine pour les droits civiques, pendant laquelle l’appel au « Black Power » a résonné à travers tous les États-Unis, a donné naissance au Black Panther Party. Après l’assassinat de Malcolm X, plusieurs événements ont ensuite conduit à la création du « Black Arts Movement ». L’impact de ce mouvement a été considérable d’un point de vue sociétal, mais également artistique. Cette période d’intenses revendications a inspiré une génération entière d’artistes et de créateurs noirs.

Dans leurs œuvres, les artistes noirs ont cherché à faire écho aux aspirations et aux problématiques propres à leur communauté. À l’époque, les styles de prédilection au sein du Black Art Movement étaient la peinture et la sculpture figurative. Ainsi, on peut retrouver des représentations puissantes et réalistes de personnages noirs à travers l’histoire. Comment les artistes abstraits noirs se sont-ils intégrés dans ce mouvement essentiellement figuratif ?

Pour eux, la situation a posé un double problème. D’une part, les artistes noirs abstraits ont dû lutter pour être reconnus au sein du mouvement traditionnel de l’abstraction, porté en majorité par des artistes blancs. D’une part, ils ont été confrontés à une interrogation profonde sur la nature de leurs œuvres. Étaient-elles conformes aux codes du Black Art Movement ?

Car l’abstraction n’étant pas officiellement reconnue comme de l’art noir. Ces artistes se sont donc retrouvés dans une position hybride, à mi-chemin entre Amérique noire et abstraction blanche. Pourtant, au fil des décennies, il est devenu évident que les artistes abstraits noirs étaient à l’origine de certaines des œuvres les plus captivantes du mouvement… Sans que les artistes abstraits noirs ne soient enfin invités à prendre leur place au sein du marché de l’art.

Un marché de l’art en pleine évolution

Au cours des deux dernières décennies, le marché de l’art a évolué vers une représentation plus inclusive de la peinture abstraite aux États-Unis. À partir de la fin des années 1990, plusieurs expositions aux États-Unis ont participé à redonner du crédit à ces artistes oubliés. Le récit fondateur de l’expressionnisme abstrait a alors commencé à reconnaître les artistes abstraits noirs comme les acteurs essentiels qu’ils ont été.

Ces dix dernières années, plusieurs artistes abstraits noirs influents ont obtenu des résultats de vente aux enchères astronomiques. C’est un précieux indicateur de la popularité et de l’augmentation de la demande pour ces œuvres. Dans le même temps, les principaux acteurs du marché ( musées et galeries vedettes) ont contribué à favoriser la reconnaissance des artistes abstraits noirs sur le marché.

Focus sur les artistes Norman Lewis et Alma Thomas

Plusieurs artistes abstraits noirs ont suscité l’intérêt du marché de l’art. Parmi eux, figurent Norman Lewis et Alma Thomas. Normal Lewis a commencé sa carrière en tant qu’artiste figuratif, profondément influencé par le réalisme social. Au milieu des années 1940, il a continué à explorer son expression personnelle en orientant finalement son style pictural vers l’abstraction. Dans les années 1950, l’œuvre de Lewis attire l’attention d’autres personnalités puissantes de la communauté expressionniste abstraite. Parmi elles, Ad Reinhardt et Robert Motherwell ont présenté des œuvres de Lewis lors de leur symposium sur l’expressionnisme abstrait. 

Alma Thomas quant à elle a été la première étudiante à obtenir un diplôme du département des beaux-arts de l’université Howard, en 1924. Après avoir enseigné pendant 35 ans à Washington, elle s’est lancée dans une carrière d’artiste à plein temps. Des années plus tard, son œuvre est au centre de la scène artistique de New York. En 1972, elle est la première femme noire à avoir une exposition au Whitney Museum.

Des prix records

Si Thomas et Lewis faisaient tous deux partie intégrante de l’expressionnisme abstrait, leur travail a été pourtant effacé de l’histoire de l’art. Et cette situation est loin d’être une exception pour les artistes abstraits noirs. Aujourd’hui, Thomas, Lewis et d’innombrables artistes de talent reçoivent enfin la reconnaissance qui leur est due sur le marché de l’art. 

En 2019, des œuvres de Thomas et Lewis ont atteint des prix records lors de diverses ventes organisées par des maisons de vente aux enchères phares. L’œuvre vibrante A Fantastic Sunset de Thomas a atteint un le prix fou de 2,6 millions de dollars lors de la vente du soir de Christie’s en novembre. L’œuvre captivante Ritual de Lewis a atteint la somme finale de 2,7 millions de dollars lors de la vente Sotheby’s, alors qu’elle était estimée à moins d’un quart de ce prix. Pourtant, ces prix de vente élevés peuvent être jugés comme faibles, si on les compare à leurs prix dans les ventes privées.

Une nécessaire réécriture de l’histoire de l’art

Une question demeure : pourquoi ces œuvres d’art n’atteignent-elles que maintenant des prix records ? Ce n’est pas un secret, le marché de l’art est un monde très figé. Seuls d’énormes bouleversements permettent de changer. Certes Thomas a été la première femme noire à avoir une rétrospective individuelle au très convoité Whitney Museum. Mais il a fallu attendre près de quatre décennies pour que l’industrie suive le même chemin. Certains événements peuvent cependant accélérer ce processus. Ainsi, Thomas a connu une augmentation de sa reconnaissance en 2014 lorsque la Maison Blanche, sous l’administration Obama, a acquis son œuvre Resurrection. 

Pour que le marché de l’art reflète chaque acteur du monde de l’art, c’est l’histoire de l’art elle-même qui doit être réécrite. Un soutien des institutions est également nécessaire pour faire de ce secteur un espace inclusif, qui élève tous les membres de sa communauté. Heureusement, l’industrie commence à faire la lumière sur les artistes abstraits noirs. Une ouverture bienvenue et attendue, qui concerne aussi plus généralement tous les artistes, indépendamment de leur origine ou de leur genre. Ce sont les premiers pas, pour construire un avenir plus juste, qui fera de la place à toutes les voix. Et vous, aviez-vous déjà entendu parler de ces artistes ?

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