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Inspirez-vous 21 Nov 2022

La place centrale de la nourriture dans le pop art

La place centrale de la nourriture dans le pop art

La nourriture est un sujet récurrent dans l’histoire de l’art. Qu’il s’agisse de natures mortes au 19ème siècle ou de sculptures contemporaines, les liens sont restés forts au fil des décennies. Mais qu’est-ce qui pousse les artistes à représenter si souvent des biens alimentaires, quel que soit leur courant artistique ? Et pourquoi les artistes du mouvement pop art en étaient-ils particulièrement obsédés ?

La démocratisation des produits alimentaires

Après des années de rationnement, la production de nourriture explose dans l’Amérique d’après-guerre. Avec l’avènement de la production de masse, la nourriture s’homogénéise. Désormais, les mêmes produits sont fabriqués en série. Ils sont donc consommés par tout le monde indépendamment de leur revenu ou de leur classe sociale, du Président aux classes ouvrières. 

Les artistes du pop art cherchent à représenter le monde réel et contemporain dans leurs œuvres. À commencer par le supermarché ! Devenu un élément de base de la vie de tous les jours, et même un symbole de l’Amérique moderne, il est aussi un élément central du mouvement. Les œuvres représentent souvent des produits du quotidien tout en utilisant des méthodes artistiques traditionnelles. Elles brouillent ainsi la frontière entre la « haute » et la « basse » culture. Les célèbres boîtes de soupe Campbell d’Andy Warhol en sont un exemple parfait ! Alors que les artistes précédents privilégient les aliments coûteux et mets raffinés afin d’afficher leur richesse, les artistes pop défient le monde de l’art élitiste et sérieux avec des produits de masse.

Quand le consumérisme croise l’art

James Rosenquist, I Love You with My Ford, la nourriture dans l'art
James Rosenquist, I Love You with My Ford,
1961 © James Rosenquist Foundation / Licensed by Artists Rights Society (ARS), NY

Combinant des images de spaghettis en boîte, d’une voiture et d’une bouche féminine, l’œuvre de James Rosenquist incarne cette tendance. Cette toile à grande échelle peut sembler vertigineuse au premier abord, et c’est bien là son but. Inspirées par la culture populaire, ses œuvres superposent et juxtaposent des références abondamment utilisées dans la publicité. Cette œuvre reflète la présence écrasante du consumérisme dans le monde moderne. D’ailleurs, Rosenquist connaissait bien le monde de la publicité, ayant peint des panneaux d’affichage à New York. Cette influence est apparente dans ses peintures, qui montrent un léger effet de flou. 




The Store de Claes Oldenburg : l’art comme marchandise

Si les peintures de Rosenquist sont puissantes, certains artistes pop ont utilisé la sculpture pour repousser encore plus loin la frontière entre art et consumérisme. En 1961, le sculpteur suédo-américain Claes Oldenburg ouvre un magasin à Manhattan. Dans celui-ci,intitulé The Store, il ne vend ni plus ni moins que ses œuvres. Mais pas n’importe lesquelles… Des sculptures de gâteaux, de pâtisseries, de paquets de cigarettes et de lingerie remplissaient les étagères, toutes disponibles à la vente pour le public. En faisant lui-même la publicité pour son exposition-magasin à l’aide d’affiches, l’artiste s’affranchit de la nécessité de passer par une galerie et devient son propre annonceur. 

Claes Oldenburg, Pastry Case, I, la nourriture dans l'art
Claes Oldenburg, Pastry Case, I, 1961-62 © The Museum of Modern Art

Avec The Store, Oldenburg a restructuré le schéma classique d’exposition et de vente d’œuvres d’art. Mais l’artiste a également remis en question les définitions de l’art et de la consommation. Les représentations de produits commerciaux, à partir de plâtre et de peinture émaillée, deviennent de l’art. Et l’art est lui-même vendu comme une marchandise, qui reflète la réalité du monde matériel moderne. Dans l’univers d’Oldenburg, la distinction entre les œuvres d’art et le consumérisme quotidien disparaît complètement. Résultat ? Il nous offre une représentation familière mais étrange de la vie contemporaine. 




Du magasin au supermarché

Trois ans plus tard, l’exposition The American Supermarket ouvre ses portes à New York. Celle-ci brouille encore davantage la frontière entre art et marchandise. L’exposition est dirigée par des membres du mouvement pop art. Parmi eux, Andy Warhol, Claes Oldenburg, Roy Lichtenstein et Tom Wesselmann, qui avaient atteint le statut de célébrités à cette époque. Situé à la galerie Bianchini, le « Supermarché américain » ressemble à un supermarché factice. Ses étagères sont remplies de produits fabriqués en série. Les tomates et pièces de viandes en cire côtoient des sacs à provisions imprimés. 

Andy Warhol à l’intérieur de l’exposition American Supermarket, 1964
Andy Warhol à l’intérieur de l’exposition American Supermarket, 1964 © Henry Dauman/Dauman Pictures

Entre les produits de supermarché et les sacs à provisions vendus à partir de 2 dollars, The American Supermarket exposait également des œuvres emblématiques du pop art. La peinture de la boîte de soupe Campbell d’Andy Warhol, par exemple, était exposée sur le mur de l’exposition. En plaçant des produits réels à côté des œuvres d’art les représentant, les artistes du pop art ont fait cohabiter deux univers habituellement séparés. D’une activité quotidienne, les courses se sont hissées à une forme d’art, les collectionneurs admirant les étagères de marchandises. 

Les questions soulevées par The American Supermarket en font un tournant dans l’histoire de l’art. L’exposition a obligé les spectateurs à reconsidérer ce qu’ils considèrent comme du « vrai » art et a remis en question le sérieux du monde de l’art. En fin de compte, The American Supermarket a remodelé le concept de l’art dans l’ère moderne en passant par son rapport à la nourriture.

Robert Marshall Watts; Andy Warhol; Billy Apple, objets de l’exposition The American Supermarket, 1964, la nourriture dans l'art
Robert Marshall Watts; Andy Warhol; Billy Apple, objets de l’exposition The American Supermarket, 1964 © Chrysler Museum of Art

Le « Business Art » de Andy Warhol

Pour Warhol, le croisement entre l’art et la commercialisation est au cœur de son travail, qu’il appelait « Business Art ». Il ne se contentait pas de représenter des produits de consommation dans ses œuvres. Au contraire, il utilisait également des techniques de production commerciale, comme la sérigraphie. Les produits de masse tels que les boîtes de soupe et les bouteilles de Coca-Cola incarnent un aspect de la culture américaine contemporaine, auquel tout le monde peut s’identifier. Warhol, lui, les a transformés en sujets artistiques tout en les monétisant comme des marchandises ! Ce faisant, il a créé un ensemble d’œuvres aussi universelles que les produits qu’elles représentent. 

Dans Green Coca-Cola Bottles, Warhol utilise l’image répétée de la bouteille de Coca-Cola pour critiquer et glorifier les icônes consuméristes et la culture publicitaire de l’Amérique d’après-guerre.

Andy Warhol, Green Coca-Cola Bottles, 1962
Andy Warhol, Green Coca-Cola Bottles, 1962 © The Andy Warhol Foundation for the Visual Arts, Inc.



Une perspective féministe de la nourriture dans l’art

Bien que principalement vivace à New York, l’influence du pop art s’est rapidement étendue au niveau international. L’une des rares représentantes européennes du mouvement est l’artiste belge Evelyne Axell. Son travail a été influencé par divers membres de la scène artistique new-yorkaise, tels que Marisol Escobar et Andy Warhol. Axell a également été fortement inspirée par les mouvements sociaux et politiques des années 1960, en particulier les Black Panthers et le féminisme. Elle a expérimenté avec les matériaux et les techniques, utilisant souvent le collage pour créer des effets de transparence et de profondeur. 

Evelyne Axell, Ice Cream, 1964
Evelyne Axell, Ice Cream, 1964 © ADAGP, Paris

Dans l’œuvre Ice Cream, Axell détourne les codes de la publicité alimentaire et du pop art pour produire une œuvre avec une femme au premier plan. L’image est audacieuse et provocante. Elle mêle figuration et abstraction, en contrastant des blocs de couleurs vives avec des dégradés de gris. L’artiste met l’accent sur le visage de la femme. Celle-ci est représentée en détail par rapport aux couleurs unies du reste de l’image. Ainsi, Axell attire l’attention sur les qualités émotives et individuelles du sujet. Son regard vers le bas rejette celui du spectateur. Elle a ainsi un rôle actif dans la recherche de son propre plaisir et non celui d’un simple objet passif et sexualisé. 

L’art de la vie moderne

Le pop art est une réaction à l’impression d’inaccessibilité et de détachement du mouvement expressionniste abstrait par rapport au monde réel. Ses artistes ont cherché à remodeler la façon dont l’art était perçu et consommé dans la société. La nourriture, sujet universel et quotidien, était le moyen idéal pour faire tomber la barrière entre le monde de l’art élitiste et la vie de tous les jours. Les artistes pop, comme Warhol, ont utilisé des images connues de tous comme un miroir de la vie contemporaine et du consumérisme en Amérique. Leur tour de force ? À travers la représentation de la nourriture, ils ont rendu tangible et noble ce qui n’était considéré avant que comme un produit éphémère et de masse…