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La minute arty 22 Mar 2022

Analyse d’un chef-d’œuvre : Vignette (Wishing Well) de Kerry James Marshall

Analyse d’un chef-d’œuvre : Vignette (Wishing Well) de Kerry James Marshall
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Kerry James Marshall, Vignette (Wishing Well), 2010. Crédit : Carnegie Museum of Art

Kerry James Marshall est un artiste afro-américain né en 1955 en Alabama, dans la ville de Birmingham. Ses œuvres adressent le problème de la sous-représentation des personnes noires dans l’histoire de l’art. Dans sa série Vignette, Kerry James Marshall place des couples noirs dans des mises en scènes familières au public occidental. Il en résulte des œuvres percutantes, poussant à la réflexion sur la place des personnes noires dans l’histoire de l’art et les musées. Artsper décrypte aujourd’hui l’une des œuvres de cette série : Vignette (Wishing Well).

Repenser l’art rococo

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Jean-Honoré Fragonard, Les hasards heureux de l’escarpolette, 1767

Dans Vignette (Wishing Well), Kerry James Marshall nous invite à repenser l’art rococo. Ce mouvement artistique du début du 18ème siècle est connu pour son romantisme et sa frivolité. Les peintures rococo mettent souvent en scène de jeunes amants à la peau pâle, qui se séduisent dans des jardins luxuriants. Les jeunes filles portent d’imposantes robes, et sont entourées de fleurs. Régulièrement, elles sont observées par de jeunes garçons qui, comme des voyeurs, semblent les admirer de loin, et les transforment en objet de leur désir. En somme, les jeunes filles des scènes rococo sont principalement à but décoratif, tout comme la verdure qui entoure le tableau. 

Dans Wishing Well, Kerry James Marshall nous confronte à tous ces éléments essentiels au rococo. Avec nonchalance, une jeune femme noire jette une pièce de monnaie dans un puit (wishing well en anglais). D’une façon on ne peut moins subtile, des fleurs, des cœurs et de la verdure aux couleurs pastel entourent la scène. Caché dans la pénombre d’un arbre, à droite du tableau, on peut entrevoir un homme qui observe avec attention la scène. Dans cette vignette, Kerry James Marshall réutilise donc les éléments clés du mouvement rococo, d’une façon évidente, voire ironique. 

Normaliser la présence noire dans l’art

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Kerry James Marshall, Détail de Vignette (Wishing Well), 2010

Cette façon de détourner de façon presque satirique des normes artistiques célèbres est une stratégie utilisée par de nombreux artistes. En particulier, ceux et celles qui font partie de groupes minoritaires utilisent cette méthode afin de nous interpeller. Ils nous invitent à repenser les normes en histoire de l’art, c’est-à-dire, la façon de ne mettre en avant que l’homme et la femme blanche. En 2019, une étude a montré que, dans les 18 plus grands musées américains, 85% des artistes étaient blancs. De plus, 87% étaient des hommes. Les artistes afro-américains étaient les moins présents ; ils ne représentaient que 1.2% des œuvres dans ces musées, bien qu’ils constituent un quart de la population des États-Unis. Quelques années plus tard, il est peu probable qu’un changement drastique se soit produit. 

Les artistes afro-américains comme Kerry James Marshall ont donc souvent à cœur de normaliser leur présence dans les musées. En même temps, ils normalisent celle de figures noires dans leurs œuvres. Ici, Kerry James Marshall choisit volontairement l’art rococo. Ce mouvement esthétique valorise la gaieté, les couleurs claires, les ambiances imaginaires et utopiques. Dans ce style rococo réapproprié par l’artiste, on ne retrouve pas cet aspect utopique, à part pour les cœurs roses qui flottent aux alentours. Les personnages de Wishing Well s’accordent parfaitement avec le décor plus sombre choisi par l’artiste. On retrouve donc les mêmes thèmes qui nous indiquent clairement le mouvement artistique choisi par Kerry James Marshall. Ceux-ci ont été cependant légèrement modifiés, pour inclure de façon harmonieuse ses deux protagonistes, et s’éloigner du rococo traditionnel. 

Vignettes, une série entre message politique et insouciance romantique

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Kerry James Marshall, Vignette Suite, 2005-2008. Crédit : Institut d’Art de Chicago

Wishing Well est l’une des nombreuses œuvres d’une série de « vignettes ». Ces scènes s’inspirent explicitement des thèmes du rococo et mettent en scène des personnages noirs. Dans une interview pour Art21, Kerry James Marshall explique d’où lui est venu l’inspiration pour cette série. Selon lui : « Le travail des artistes afro-américains a longtemps été vu davantage comme un phénomène social, au lieu d’être un phénomène esthétique ». En d’autres mots, les œuvres d’artistes afro-américain sont souvent, par défaut, comprises ou interprétées à travers une motivation socio-politique

Bien que cela soit un aspect important pour beaucoup d’artistes, Kerry James Marshall tente avec ses Vignettes d’aller au-delà de ces interprétations politiques. Il place donc intentionnellement ses personnages dans un contexte frivole et apolitique. En effet, le mouvement du rococo est connu pour être totalement démuni de tout message politique ou intellectuel. La seule chose qui importe est la beauté de l’atmosphère romantique et joyeuse. Si toutes les œuvres de la série de Vignettes mettent toujours en scène des couples noirs, certaines d’entre elles font, elles, référence à l’histoire de la lutte afro-américaine à l’arrière-plan de leur composition.

Vignette (Wishing Well) de Kerry James Marshall constitue donc un entre-deux. L’œuvre est évidemment politisée par son inclusion d’un couple noir dans un courant historique du 18ème siècle. Cependant, elle préserve légerté et sentimentalisme. L’artiste reprend l’excès typique du rococo, tout en le nuançant avec des tons noirs, gris et blancs.

Transformer l’art pour les générations futures

Avec son mélange subtil de sérieux et d’enjouement, Wishing Well fait partie d’une série romantique, tout comme la série de Jean-Honoré Fragonard Les progrès de l’amour. En s’inspirant de cette série iconique, Kerry James Marshall montre l’importance de prouver que la beauté de la romance peut se trouver ailleurs que dans ce que la grande majorité des musées nous montrent. Comme l’artiste le dit si bien lui-même : « Si je ne le fais pas, ou si d’autres personnes comme moi ne le font pas, nous serons condamnés à ne célébrer que la beauté européenne et les accomplissements artistiques de l’Europe à perpétuité. »


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