
Rencontre avec l'artiste Sergio Moscona
A l’occasion de sa cinquième exposition personnelle à la Galerie Claire Corcia, Artsper a eu le plaisir de rencontrer l’artiste argentin Sergio Moscona, qui nous a guidé à travers sa nouvelle série Paquito Laguna. Vous êtes du genre à jeter un rapide coup d’œil sur les toiles avant de retourner à votre compte twitter ? Passer votre chemin, les œuvres de Sergio Moscona ne se laissent pas cerner aussi rapidement, et c’est encore lui qui en parle le mieux.
Moments choisis d’une rencontre passionnante autour du mouvement et de l’écoulement du temps.
Artsper : Pouvez vous parler un peu de votre travail sur le mouvement, qui est récurrent dans toute votre Œuvre ?
Sergio Moscona : Il est plus facile de comprendre mon travail sur les dessins. Le principe, c’est de pouvoir tout traverser du regard, comme si on regardait à travers une vitre. J’essaie de m’extraire de la situation fixe à laquelle la peinture est normalement assujettie. On le voit bien dans l’œuvre Paquito Piquetero II , avec le chien qui bouge la tête.
Paquito Piquetero II, 2013
A : Un peu à la manière du cubisme alors ?
S.M : Pas du tout ! Le cubisme, c’est regarder une œuvre de différents points de vue. On voit différentes faces. Dans mon travail, ce n’est pas exactement ça, c’est surtout le mouvement. Je n’ai pas la possibilité de capturer différentes étapes, je peux seulement représenter les choses fixement. Avec cette technique, je peux représenter un peu de mouvement. Si quelqu’un vous appelle, vous allez vous tourner. Ce sont deux moments distincts. C’est ça que j’essaie de représenter, mettre du dynamisme dans ma peinture, souvent grâce au chien.

A : D’ailleurs pourquoi autant de chiens dans cette nouvelle série ?
S.M : Les chiens sont des animaux domestiques. Avec cette nouvelle série, où je représente les enfants de la rue, à Buenos Aires, j’incorpore par nécessité les chiens errants. Ils font partie du décor. J’avais fait une série spécialement avec les chats avant celle ci. En espagnol, il y a une expression qui est l’équivalent de votre expression française « il y a anguille sous roche ». Haber gato encerrado. La traduction en serait « il y a un chat enfermé ». Du coup, en jouant sur cette expression, j’ai représenté des chats en dehors de leur caisse, pour faire comprendre au spectateur qu’il y a quelque chose qui ne fonctionne pas dans le système. Il y a une autre expression pour les gens qui portent des perruques : « avoir un chat dans la tête ». Il y a plein d’expressions en espagnol avec les chats. Un enfant de la rue se dit aussi un chat en Argentine. J’ai joué avec toutes ces expressions. Le chat me permet de mettre en évidence la présence d’un conflit d’intérêt entre les personnages.
Série Gato Encerrado
A : Pouvez-vous nous raconter l’histoire de Paquito, le héros de votre dernière série ?
S.M : Paquito est un personnage un peu particulier. Le plus grand artiste argentin de tous les temps, Antonio Berni, a créé en son temps deux personnages, piliers de son oeuvre : un enfant de la rue, Juanito Laguna et un autre, une prostituée, Ramona. A l’aide de ces deux personnages, il a reconstruit toute l’ambiance socio-économique et politique de l’Argentine de 1961. Militaires, politiciens…Avec cette série, il a remporté la biennale de Venise. Son personnage est très symbolique en Argentine encore aujourd’hui, au point que quand quelqu’un voit un enfant dans la rue il s’exclame « un juanito ».
Juanito goes to the factory, Antonio Berni
A : C’est devenu un nom commun …
S.M : Exactement. En 1962, alors que Berni remporte la Biennale de Venise, l’argentine est le septième pays le plus riche du monde. Franco a offert des oeuvres d’art à Peron pour le remercier de lui fournir de la nourriture pendant un temps certain. Néanmoins, l’Argentine, en restant le grenier du monde, n’a pas lancé son industrialisation à temps. Aujourd’hui, l’Argentine est pratiquement un pays du tiers monde. Avec ma série Paquito Laguna, je montre que l’enfant argentin n’est plus un Juanito. Dans les années 60-70, les titres de œuvres de Berni racontent comment l’Argentine vit l’exode rural. Juanito va à l’usine, Juanito porte de la viande à son père à l’usine, Juanito a appris à lire. Il y a beaucoup d’institutions qui entourent cet enfant : la famille, l ‘école … Les visions de Juanito par Berni sont toujours assez naives. Il dort, il a un jouet dans la main, il joue avec son chien … A contrario, les enfants dans la rue de nos jours prennent de la drogue. Mon idée, c’est d’imaginer que Juanito a grandit mais en restant toujours un enfant, et sans pouvoir quitter la ville qui l’a accueillit il y a de ça 60 ans. Je casse la vitrine de verre pour montrer une autre réalité : des enfants qui dorment dans des cartons, qui se droguent. Paquito c’est un jeu de mots La contraction entre Juanito et paco, un nom commun qui désigne de la cocaine bon marché, à 1 euro.
Paquito comprendre quienes son los jefes, 2013
A : Depuis quand travaillez vous sur votre série ?
S.M : Cette exposition, avec plus de tableaux, a été présentée dans un grands musée en Argentine ( ndlr :Museo de artes plasticas Eduardo Sivori, Buenos Aires ). Il y a des pièces qui datent de 2005. Je ne travaille pas tous les jours dessus, il y a des grandes phases d’interruptions.
A : C’est une série dure à porter pour vous ? De peindre sans cesse ces enfants dans la rue ?
S.M : Pas exactement. En plus on ne voit pas tous la même chose dans ces toiles. Certaines personnes ne voient qu’une femme dans la rue quand tu vois nécessairement une prostituée. Un enfant qui dort paisiblement quand tu vois un enfant sans abris. Nous n’avons pas tous la même sensibilité. Si je te raconte l’histoire derrière, tu n’as plus la même vision. Je préfère penser que le tableau se finit dans le regard du spectateur. En Argentine, ça raconte quelque chose, en France, autre chose
A : Cette Argentine, avec ces enfants à la rue, est-elle aussi sombre que vous la décrivez ?
S.M : Ah oui. Sur ce tableau on voit des enfants voleurs. En Argentine, les mineurs ne peuvent pas être envoyés en prison, alors les adultes se servent d’eux pour les larcins. Ils boivent, se droguent, se battent…
A : Autour d’un même sujet, vous avez plusieurs façons de travailler. Certaines œuvres sont plus « brutes » que d’autres.
S.M : Oui, il y a des dessins très précis, des toiles où je travaille plus la maitière, avec des collages très importants, des feuilles de livres marouflées sur la toile. On me pose souvent la question, mais le choix des livres n’est pas important pour moi. Bien sur, c’est toujours possible de trouver une corrélation entre ce qu’il y a écrit sur les livres et la toile. Le texte n’est pour moi qu’un prétexte. Chacun arrive devant un tableau avec son histoire, donc on va tous voir des choses différentes. La peinture parle toute seule, elle n’a pas besoin de l’explication des mots, c’est un prétexte au discours. Même pour moi, alors que je sais que je travaille dans cette série, je ne sais jamais quel chemin va prendre ma toile.
Desolado paisaje, 2013
A : Vous ne prévoyez pas ne serait-ce que la composition de votre œuvre avant de vous lancer ? Pas d’esquisse préparatoire ?
S.M : Jamais. Il y a un seul travail dans toute la série qui pourrait s’apparenter à une esquisse (Suenos de Vino). Mais même là, le résultat est tout à fait différent. Je n’aime pas aggrandir mes dessins. Quand je le fais, je rajoute des éléments, je change des expressions … J’ai juste senti que je devais faire quelque chose de plus grand avec ce dessin, sans jamais le concevoir comme un dessin préparatoire.
A : Y’a t’il un espoir dans cette série ? Ou Paquito va t’il rester enfermé dans sa misère ?
S.M : Je pose des questions plus que je ne donne des réponses. Si l’on regarde mes toiles avec un œil qui serait resté 50 ans en arrière, on verrait juste dans Paquito un gamin qui traine dans la rue. Là, je casse la vitrine. Le seul espoir qu’il puisse y avoir, c’est que le regard neuf que porte le spectateur puisse amener à la libération de Paquito. C’est une invitation à la réflexion. Je ne pense pas en termes d’espoir. Se poser les bonnes questions, c’est déjà une progression.
Paquito pibe chorro, 2012
A : Paquito n’est jamais tout seul dans vos toiles (ou rarement).
S.M : Oui enfin des amis comme ça … Les institutions ont par contre abandonné Paquito. La famille n’est plus là, l’école non plus. J’ai travaillé, à l’intérieur de cette série, sur quelque chose de très dur : Monaguillo de curas pervertidos. Paquito y incarne un enfant de chœur. Même l’église, qui est censée protéger les enfants, est totalement pervertie….
Monaguillo de curas pervertidos
A : Revenons à quelque chose de plus léger. Dans vos œuvres, en plus de l’impression de mouvement, il est toujours question de transparence. Pourquoi ?
S.M : Regarde ce tableau. Paquito, el facha y Arruga ante la visira ineseperada II. C’est la transparence absolue, tu peux voir totalement à travers le chien qui se trouve au premier plan. Comme une fenêtre. Ce n’est pas quelque chose que j’ai inventé, Georges Grosz (ndlr : peintre allemand, membre important du mouvement dada) a aussi travaillé sur ce principe. Il le fait d’une manière différente, à la façon d’une silhouette, juste une ligne. C’est plus facile, il n’y a rien à l’intérieur, donc on voit facilement au travers. Dans mon travail, c’est plutôt comme si il y avait un focus avec un appareil photo. Comme, il faut traverser tous les personnages et forcer son œil pour voir ce qui se passe au dernier plan. Deux personnages peuvent partager la même jambe, le même œil. Cette technique est venue naturellement, et je la travaille jusqu’à la dominer parfaitement.
Paquito, el facha y Arruga ante la visita inesperada II
A : En plus de cette transparence, ce qui donne beaucoup de dynamisme à vos toiles, c’est l’enchevêtrement des personnages.
S.M : Comme une boule de personnages. Entre deux êtres humains, il y a beaucoup d’informations qui passent. C’est pareil pour les personnages de mes tableaux. C’est pour cela que je vous disais plus tôt que j’utilise le texte comme un prétexte, pour montrer qu’il y a des informations qui passent. Toute ma famille est psychologue, j’ai moi même étudié la psychologie pendant 2 ans à l’université de Buenos Aires, en parallèle avec mes études aux Beaux-Arts. J’ai une double licence en gravure et en peinture.
A : Pas trop dur d’avoir une mère psychologue ?
S.M : Hahaha non. Un bon psychologue laisse son travail en dehors de la maison. J’en ai fait pendant deux ans, mais plus par intérêt que par passion. Je ne voulais en faire mon métier.
A : Comment se passe la relation avec votre galeriste Claire Corcia, votre unique représentante en France ?
S.M : Extrêmement bien, on vend jusqu’à 35 tableaux par exposition. Je conçois le travail avec le galeriste comme complémentaire. Je collabore avec 6 galeries dans le monde. Je ne peux pas tout faire. C’est un couple, comme un mariage. Pendant que je travaille dans mon atelier, mon galeriste me défend au sein de son espace. On a déjà mis en place 5 expositions depuis 2011 avec Claire Corcia. Une autre expo, conjointement à la Banque Barclays et à la galerie est prévue à la fin de l’année 2014. J’ai beaucoup de chance, mes collectionneurs me suivent depuis le début.
A : Justement, quel est le profil des collectionneurs de peinture aujourd’hui ?
Claire Corcia : De plus en plus jeunes, majoritairement des couples entre 30 et 40 ans, avec ou sans enfants. Le public se rajeunit. Pour une galerie jeune, c’est normal d’avoir un public jeune. On grandit ensemble. C’est aussi la politique de la galerie que d’avoir une accessibilité en terme de prix, entre 900 et 15 000 euros. Le but est de faire circuler l’art. Que les gens aient la chance de vivre avec des œuvres au quotidien. On a besoin du reflet de la société que nous donnent les artistes. Sans eux, on est noyés sous le flot d’informations modifiées, retravaillées. Le regard de l’artiste est plus profond.
S.M : Il y a beaucoup de galeristes qui lancent leur galerie sans vraie passion, et s’appuient directement sur des grands noms de l’art contemporain. C’est le genrede galeristes amateurs qui ont besoin d’artistes consacrés car ils n’ont pas la force de défendre les artistes émergents.
C.C : On ne peut pas ouvrir une galerie sans être passionné.
S.M : En plus, il y a beaucoup de jeunes collectionneurs qui vont acheter une oeuvre parce qu’ils font confiance au galeriste. Le binôme artiste/galeriste est essentiel.
A : Claire Corcia, comment se passe votre travail avec Sergio Moscona ?
C.C: Sergio est un artiste qui produit beaucoup et qui monte en puissance. Il faut le défendre et l’accompagner, aussi par votre biais, pour qu’il y ait une linéarité et une cohérence.
A : Dernière question Sergio. Que pensez vous de la vente en ligne ?
S.M : C’est quelque chose qui m’intéresse, mais à laquelle il est nécessaire de bien réfléchir. J’ai un peu l’impression que je serais capable de le faire moi même. C’est un peu comme un ménage à trois, il y a l’artiste, le galeriste et vous. Ce qui est bien, c’est que c’est une vitrine européenne très importante. Mais il ne faut pas que le galeriste gonfle ses prix. Il faut qu’il y ait du respect pour toutes les parties.
Tous les canaux de vente sont valides à mes yeux, mais il faut que cela soit profitable à la fois au galeriste, à l’artiste, et à votre site.
Sin salida,2013

À propos d’Artsper
Fondée en 2013, Artsper est une marketplace en ligne d’art contemporain. En partenariat avec 1 800 galeries d’art professionnelles autour du monde, elle rend accessible à tous la découverte et l’acquisition d’œuvres d’art.
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