Home > La minute arty > Artistes qui délèguent leur travail : usurpation ou tradition ?
Artistes qui délèguent leur travail : usurpation ou tradition ?
La minute arty 23 Juin 2015

Artistes qui délèguent leur travail : usurpation ou tradition ?

Nombre d’artistes contemporains délèguent l’exécution de leurs œuvres, suscitant souvent l’indignation des amateurs d’art. Ces artistes, appelés à produire en grande quantité dans un marché mondialisé, sont parfois perçus comme dénués de mérite artistique, et complices de la dérive mercantile du marché de l’art.

Mais cela dénature-t-il vraiment leur travail ? Est-ce symptomatique de la corruption marchande de l’art contemporain ?

Avec quelques exemples d’aujourd’hui et d’hier, Artsper fait le point sur ces artistes qui délèguent leur travail

koons1-min

« Sous le seul angle du business, on peut dire que j’ai assez bien réussi. »  Déclare l’artiste japonais Takashi Murakami. Dans son atelier à Tokyo, une cinquantaine d’artisans s’activent… Ils se pressent pour finir une centaine de peintures, de sculptures, et autres œuvres fantaisistes, avant leur envoi aux quatre coins du monde. Présent à ce moment là, Takashi Murakami déambule en maître, discute ci et là, et ne touche quasiment jamais de pinceau ni autres outils. S’il reste le directeur artistique de sont atelier, concevant les projets et les designs, l’exécution n’est presque jamais de lui. Il se contente de confier à ses assistants la reproduction des séries qui ont déjà fait son succès, et de concevoir des nouveaux modèles qu’il transmettra à leur tour.

@ Atelier de Takashi Murakami - artiste déléguer travail
© Atelier de Takashi Murakami

Cette « factory » est connue de tous, mais ne freine nullement les collectionneurs et les musées qui continuent d’acquérir en masse les œuvres de cet artiste star du 21e siècle. Takashi Murakami est un exemple, mais il est loin d’être le seul. Beaucoup d’artistes contemporains délèguent l’exécution de leurs œuvres pour ne rester en charge que de leur conception. Aussi, certaines des plus grandes stars du marché de l’art contemporain comme Andy Warhol, Damien Hirst, ou Jeff Koons, incarnent parfois la dérive mercantile de l’art. En effet, comment leur attribuer du mérite lorsqu’ils se contentent de déléguer l’exécution artistique de leurs œuvres ?

© Andy Warhol Factory -  artistes qui délèguent leur travail
© Andy Warhol factory

Deux éléments viennent pourtant défendre leur démarche : l’un est intellectuel, l’autre historique.

D’un point de vue intellectuel, la création n’est pas le corollaire indispensable de l’exécution. Car « créer », dont le synonyme est « concevoir » et « faire naitre » est un acte psychique et abstrait, tandis qu’« exécuter » est un acte purement matériel. Or ce qui distingue l’artiste de l’artisan, c’est justement l’idée de conception psychique et intellectuelle, qui donne naissance à l’œuvre avant même son existence matérielle. Ainsi, une robe haute-couture de Marc Jacobs confectionnée par des petites mains demeure une création originale du couturier… Une sculpture réalisée dans une fonderie demeure l’œuvre du sculpteur qui a conçu la maquette …

© Designer

C’est que d’un point de vue historique, déléguer l’exécution artistique des œuvres est une pratique de longue date. Dès que la figure de l’artiste émerge à la Renaissance, les artistes entourés de leurs apprentis se sont évertués à produire plus pour gagner plus. Ainsi, Cranach et Rembrandt auraient sans doute des leçons à donner aux Koons & Co, car ils parvinrent tous deux à inonder le marché européen avec des œuvres standardisées produites en série dans leurs ateliers.

© Cranach l'ancien - L'âge d'or - artiste déléguer travail
© Cranach l’ancien – L’âge d’or

Dans son livre « Les artistes ont toujours aimé l’argent », Judith Benhamou-Huet remarque que Cranach avait mis en place « un mode opératoire précis animé par quelques priorités : ne pas perdre de temps, ne pas perdre d’argent, proposer un standard pictural reconnaissable mais de qualité moyenne ».

Dürer quant à lui diffusait ses travaux sous forme de gravure à travers l’Europe, lui offrant un revenu considérable : « Désormais je me consacrerai à la gravure. Si je l’avais fait depuis toujours, je serais aujourd’hui plus riche d’un millier de guilders » déclarait-il. Ainsi, tandis que Titien avait «  un sens aiguisé de l’opportunisme et des affaires », Rubens avait «  une âme de boutiquier », et sa factory était un lieu de production quasi mécanisé destiné à ce que les toiles du maître d’Anvers envahissent toutes les cours d’Europe.

© BNF - artiste déléguer travail
© Courtesy BNF

Comment blâmer les artistes contemporains de poursuivre une tradition que les plus grands maîtres de la peinture avaient déjà mis en place ? La démarche peut être d’autant plus compréhensible que les œuvres d’art contemporain représentent de plus en plus souvent des défis techniques considérables, nécessitant l’intervention de nombreux corps de métiers. L’artiste, ayant conçu l’œuvre, n’en est pas moins le seul créateur. Sauf à considérer – comme le sociologue Howard Becker – que tous les intervenants, depuis le fabriquant du pinceau, jusqu’à l’amateur qu’il l’admire, sont tous responsables d’une partie de la création…